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Quelle sera la place de la RDC dans le monde de demain ?

(Par Jean-Marie Mutamba Makombo, Professeur émérite à l’Université de Kinshasa)

*Nous empruntons délibérément ce titre à l'un de nos compatriotes qui mérite sa place dans le panthéon congolais : Paul Lomami Tshibamba. Il a formulé cette interrogation en janvier 1945 – vous avez bien lu – il y a plus de quatre-vingts ans. Il entendait alors revendiquer la place qui serait celle des "évolués" dans le futur Congo. Paul Lomami Tshibamba entendait dénoncer la discrimination raciale qui oppressait les Congolais dans la société coloniale. Pour avoir osé énoncer cette revendication, il fut fouetté tous les jours pendant trois semaines pour citer le nom du Blanc qui l'avait inspiré parce qu'un nègre ne pouvait pas tout seul penser à ces choses-là.

Cet article qui date de novembre 2005 (il y a 20 ans !) est toujours d’actualité au moment où certains se laissent bercer insidieusement par l’idée de balkanisation.

« Il y a trois mois et demi, la République Démocratique du Congo commémorait le quarante-cinquième anniversaire (sic) de son indépendance dans la méditation et une certaine effervescence. C'est tout dire. Alors que tous les espoirs étaient permis pour un avenir radieux le 30 juin 1960, quatre jours seulement plus tard, le pays allait s'engouffrer dans une longue et pénible crise, passant de Charybde à Scylla, de mutinerie en sécession, de sécession en rébellion, et finalement de la rébellion à la dictature. Tout comme l'expression "balkanisation" dérive des Balkans, l'on a commencé à parler de "congolisation" pour évoquer une situation de crise récurrente, embrouillée, entortillée.

Lorsque commence la période de Transition en 1990, on est bien loin de penser qu'elle durera au moins quinze ans, avec deux guerres à la clef, dont l'une a été qualifiée de "première guerre mondiale africaine" et a provoqué plus de quatre millions de morts et de nombreux réfugiés.

La crise continue sous différentes formes, et la République démocratique du Congo est portée à bout de bras par la communauté internationale. Même aujourd'hui les menaces de partition ne sont pas écartées totalement. Dans ces conditions, l'on peut se demander si la R.D.C peut jouer encore un rôle comme acteur international. Quel est son destin, quelle est sa vocation internationale ? Quelle sera notre place à nous, Congo et Congolais, dans le monde de demain ?

Eden Kodjo, ancien Secrétaire Général de l'OUA a écrit qu’« …il existe des constantes dans la politique des nations…Ce sont ces soubassements fondamentaux que les États doivent déceler et saisir pour assurer, au-delà des vicissitudes de l'histoire, la pérennité de la puissance et la grandeur des peuples". Quelles sont les constantes dans l'histoire de la R.D.C. ?

Les constantes dans l'histoire de la R.D.C.

« Le Congo, un pays convoité, objet de l'enjeu international ». Ce qualificatif que nous empruntons à Elikia M'Bokolo, "Le continent convoité", s'applique bien à la R.D.C. Les circonstances de la création de l'entité qui donnera naissance à la R.D.C. le justifient et l'illustrent bien.

Léopold II cherchait à tout prix une colonie pour la Belgique. Alors qu'il n'était encore que Duc de Brabant, il écrivait en 1865 : "il faut à la Belgique une colonie". Quelques années plus tard, les voyages de Stanley suscitaient de l'intérêt et braquaient les faisceaux lumineux sur l'Afrique centrale. Il alla tout d'abord à la recherche de David Livingstone que l'on croyait perdu, et le retrouva en 1871. Puis il chercha à résoudre l'énigme des sources du Nil et accomplit la traversée de l'Afrique centrale de l'Est à l'Ouest en 1001 jours de 1874 à 1877.

Pendant ce temps Léopold II convoque à Bruxelles une Conférence géographique en 1876. Y sont invités les géographes les plus réputés et les explorateurs les plus distingués provenant d'Allemagne, de France, d'Angleterre, d'Autriche-Hongrie, d'Italie, de Russie, de Belgique. La Conférence donne naissance à l'Association Internationale pour l'exploration et la civilisation de l'Afrique (A.I.A.). L'A.I.A. se donne un rôle humanitaire, civilisateur et scientifique.

Léopold II se présente au monde comme un monarque éclairé, philanthrope, mécène des grandes croisades scientifiques. Mais l’agenda caché est toujours là : chercher une colonie pour la Belgique.

Pour ne pas éveiller la méfiance, ni susciter la jalousie internationale, il s'entoure de secret et impose le silence à tous ses collaborateurs. En novembre 1878, il substitue le Comité d'Études du Haut Congo à l'A.I.A. Ce Comité d'Études, créé avec des banquiers et des commerçants belges, hollandais, anglais, a un rôle commercial ; le roi lui-même est souscripteur. Une année plus tard, en novembre 1879, pour avoir les mains libres au Congo et ne rendre compte à personne, il dissout le Comité d'Études, mais pour des raisons tactiques, il continue d'utiliser ce nom.

Sur le terrain, Léopold II doit affronter deux adversaires qui s'intéressent aussi au Congo.

Il y a la France, qui est présente au Pool Malebo par l'intermédiaire de l'explorateur français d'origine italienne, Pierre Savorgnan de Brazza. Ce dernier est arrivé à Mbe, la capitale du royaume teke (tyo) en passant par l'Ogooué (Gabon). Il a signé avec Makoko Iloo un traité de cession de territoire qui sera ratifié par les Chambres françaises en novembre 1882.

En rentrant en France, il a laissé le 3 octobre 1880 à Mfwa (future Brazzaville) Malamine, un laptot sénégalais, pour sauvegarder les intérêts de la France. Lorsque Stanley parvient au pool, il s'entend dire par Malamine que les deux rives du Congo appartiennent à la France. François Bontinck a évoqué cette période "quand Brazzaville était à Kinshasa".

Il y a le Portugal, qui fait valoir son ancienneté et ses droits historiques. Il est présent dans la région depuis le 15ème siècle. Il s'est abouché avec l'Angleterre en novembre 1882 parce que les deux pays craignaient la poussée française dans le bassin du Congo. Le Portugal entend faire reconnaître ses prétentions sur l'embouchure du Congo. C'est ainsi que le traité anglo-portugais du 26 février 1884 attribue les deux rives du Congo jusqu'à Noki au Portugal. Vivi créée en octobre 1879 reste à l'A.I.C.

L'A.I.C., Association Internationale du Congo, c'est la nouvelle création qu'imagine Léopold II en 1882, dictée par sa stratégie. Le roi entretient la confusion avec l'A.I.A. en maintenant la même administration et le même drapeau (le drapeau bleu avec une étoile d'or au centre = la lumière dans les ténèbres africaines).

Mais dans l'A.I.C., Léopold II est tout seul. Et on l'attaque : "une association privée n'a pas le droit d'acquérir la souveraineté sur un territoire ". Léopold II réplique en affirmant que l’AIC est à la tête d’une confédération de tribus qui s’est placée sous sa direction et son autorité.

La stratégie du roi est de mener une offensive diplomatique tous azimuts, que les historiens ont appelée aussi "guerre diplomatique". Il exploite les mécontentements et les frustrations nés du traité anglo-portugais.

La Hollande réclame la liberté de navigation et de commerce sur le fleuve Congo et ses affluents.

La Chambre de Commerce de New York se prononce également pour la libre navigation sur le Congo. La France s'oppose au traité anglo-portugais, de même que l'Allemagne de Bismarck, car cette "côte a toujours été ouverte à toutes les nations, et n'a pas encore été occupée". Même les députés anglais et les hommes d'affaires de Manchester prennent position contre le traité.

Léopold II se joue de toutes les grandes puissances et joue les unes contre les autres pour obtenir la reconnaissance de l'A.I.C.

Il approche les États-Unis en novembre 1883, et obtient la reconnaissance de l'A.I.C. le 22 avril 1884. Les arguments évoqués sont de trois ordres :

  • Economique : l'A.I.C. accorde aux USA le libre-échange et la liberté de commerce ;
  • Juridique : les premiers colons américains qui ont créé des États étaient de simples particuliers ;
  • Sentimental : l'A.I.C. œuvre pour l'ouverture de l'Afrique à la civilisation et la suppression radicale de la traite des esclaves ; tout comme les USA ont supprimé l'esclavage et rapatrient des Noirs au Liberia. Des Américains sont bien placés dans l'A.I.C. (Henry Shelton Sanford, Henry Morton Stanley).

Il obtient la reconnaissance de la France le 24 avril 1884 (deux jours plus tard) en échange du droit de préemption, le droit de préférence. La France a accepté parce qu'elle se méfiait de l'Angleterre : Léopold II utilisait beaucoup d'Anglais, qui pouvaient travailler pour les intérêts de leur pays.

Il obtient la reconnaissance de l'Allemagne le 8 novembre 1884 après lui avoir promis aussi la liberté commerciale. Ainsi l'Allemagne est obligée d'aider Léopold II à réussir sinon la France va tirer les marrons du feu et hériter des acquisitions territoriales de l'A.I.C.

Le climat est propice pour la convocation en octobre de la Conférence africaine de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885) dont l'un des points focaux est l'arbitrage de la question du bassin du Congo. Quatorze pays y prennent part : l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l'Espagne, les États-Unis, la France, le Royaume Uni (Grande Bretagne + Irlande), l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie, la Suède-Norvège et l'empire ottoman. En marge des débats de la Conférence, des tractations s'effectuent dans les couloirs et aboutissent à la reconnaissance de l'A.I.C. comme une entité légale internationale, habilitée à créer un État libre.

Les négociations les plus difficiles ont été celles menées avec la France et le Portugal. Pourquoi ? L'A.I.C. qui avait occupé entre-temps le Niari-Kouilou et y avait établi des stations pour se ménager un accès à la mer va céder cette région à la France moyennant indemnisation. En contrepartie, la France renonce à réclamer la rive gauche du Pool (Léopoldville) laissée à l'A.I.C. et la rive droite du fleuve Congo du Pool jusqu'à Vivi.

Le Portugal a dû se faire prier. Il a fallu un ultimatum présenté par l'Allemagne, l'Angleterre et la France à la suite d'un chantage de Léopold II qui menaçait de tout laisser tomber s'il n'avait pas d'accès à la mer. Finalement le Portugal va céder la rive droite du fleuve de Vivi jusqu'à l'embouchure, ainsi qu'une quarantaine de kilomètres sur le littoral.

Après l'annexion du Congo par la Belgique, les convoitises sont mises en veilleuse. Toutefois, au début de l'année 1914, l'Allemagne manifeste ses visées sur le Congo en entamant des négociations avec l'Angleterre pour le partage du pays. Ce n'est pas un hasard si les troupes allemandes ont agressé en 1914 le Congo, déclaré pourtant neutre à la Conférence de Berlin.

De son côté, la France a évoqué le droit de préemption après la tenue de la Table Ronde belgo-congolaise en 1960. Mais l'on peut se demander si ce n'était pas plutôt un canular du Général de Gaulle qui avait déclaré à Brazzaville en août 1958 : « L’indépendance, quiconque voudra la prendre, pourra la prendre aussitôt, s’il vote non au référendum du 28 septembre. La métropole ne s’y opposera pas ».

Les convoitises pour le Congo se sont encore aiguisées lorsqu'on a su que les premières bombes atomiques lâchées sur les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki avaient été fabriquées à partir de l'uranium que le directeur de l'Union Minière du Haut Katanga avait entreposé à New York peu avant la seconde guerre mondiale.

En 1960, le Congo indépendant est devenu l'enjeu de la confrontation entre l'Est et l'Ouest. La crise des années soixante est le résultat en grande partie des luttes d'influence des blocs qui voulaient avoir la mainmise sur le Congo,

Ces convoitises continuent à se manifester de nos jours par le biais de la sous-traitance confiée à des pays africains, voisins de la R.D.C. comme le Rwanda et l'Ouganda.

Le pillage de nos richesses à la faveur de la guerre qui nous a été imposée a été dénoncé publiquement par une commission de l'ONU.

Ce sont ces convoitises qui causent la déstabilisation et l'élimination des chefs d'État et de gouvernement soupçonnés de tiédeur ou d'opposition à l'égard de certains intérêts et de certaines puissances. Patrice Emery Lumumba a été accusé à tort de crypto-communiste.

Laurent-Désiré Kabila est tombé pour avoir voulu privilégier les rapports sud-sud, la prise en charge de soi-même, et la fréquentation de la Libye et de Cuba mis à l'index. En revanche Adoula et Mobutu ont été soutenus pour avoir compris que le Congo devait rester " une porte ouverte ".        

Le Congo une économie de la porte ouverte

A Berlin, le résultat qui satisfait tout le monde en 1885 est la liberté de navigation et la liberté commerciale reconnues pour tous les pays, sans discrimination. Sur toute l'étendue du bassin conventionnel du Congo, il ne doit pas y avoir de traitement préférentiel. Le bassin conventionnel du Congo s'étend de l'Océan Atlantique à l'Océan Indien, et recouvre l'actuelle RDC, l'A.E.F (Congo, Gabon, Cameroun, Tchad, République Centrafricaine), l'Ouganda, l'Afrique orientale allemande (Rwanda, Burundi, Tanzanie).Les droits d'importation y sont interdits pendant vingt ans. Mais l'on admet certaines taxes pour contrebalancer les dépenses faites pour l'équipement des ports et les transactions commerciales.

Cinq ans après la Conférence de Berlin se tient à Bruxelles une Conférence internationale anti-esclavagiste. Léopold II qui a besoin d'argent, et de beaucoup d'argent, demande et obtient de la communauté internationale la révision de l'article 4 de l'Acte de Berlin. On l'autorise à percevoir des taxes à l'importation pouvant atteindre 10 % de la valeur des marchandises, et cela pendant 10 ans.

Mais bientôt les taxes à l'importation ne suffisent plus à compenser les besoins énormes de Léopold II. Unilatéralement, il instaure un monopole sur l'ivoire et le caoutchouc. Des critiques provenant du secteur privé s'élèvent contre ce qu'on a appelé "le régime léopoldien" (1891-1906). Les abus et les atrocités du système léopoldien sont dénoncés dans le monde.

La campagne anti-léopoldienne s'intensifie en 1903 avec la création de "Congo Reform Association" d’Edmond Morel et Roger Casement. Léopold II est obligé de constituer une commission d'enquête internationale qu'il envoie au Congo en 1904- 1905.

La liberté commerciale dans le bassin du Congo est maintenue après l'annexion du Congo par la Belgique en 1908. Le Traité de Saint-Germain-en Laye (10 septembre 1919) va la reconduire, tout en accordant à la Belgique le droit de fixer les règles et les tarifs douaniers. Cette taxation devait être uniforme pour tout le monde.

L'imposition de "l'économie de la porte ouverte" explique la présence non négligeable de capitaux étrangers dans une colonie qui était belge. A titre d'exemple, le trust anglo-hollandais Lever qui a créé les Huileries du Congo Belge (H.C.B.) et exerçait ses activités dans quatre des six provinces du Congo ; telle encore la Tanganyika Concessions Limited, l'un des principaux actionnaires de l'Union Minière du Haut Katanga.

Les intérêts américains n'étaient pas en reste avec American Congo Company qui s'intéressait à l'agriculture, le Groupe Thomas Ryan et Daniel Guggenheim qui a investi dans la Forminière, le Groupe Rockefeller qui était présent dans l'U.M.H.K. et les Filatures et Tissages Africains, l'United States Plywood qui était dans le bois. Les groupes français se sont intéressés à la Compagnie des Chemins de fer des Grands Lacs Africains (C.F.L.), à la Sucrerie et Raffinerie Africaine, et à la Compagnie de navigation fluviale FIMA.

Le Congo : une économie extravertie

Stanley avait déclaré péremptoirement : "Sans chemin de fer, le Congo ne vaut pas un penny". Les chemins de fer qui seront construits au Congo n'ont qu'un seul but : exporter, évacuer les produits d'exportation vers la métropole, vers les pays étrangers. Jusqu'aujourd'hui, la production congolaise est organisée plus pour alimenter les marchés extérieurs que pour satisfaire les besoins locaux. L'économie est plus tournée vers l'extérieur que vers l'intégration de ses activités.

Le Congo, un géant assoupi, espoir du continent africain

Dans notre insouciance, nous, Congolais, ne nous rendons pas compte de l'espoir placé en nous par les autres pays africains.

Dans un livre paru en juin 1960, intitulé "Les Fondements Culturels, Techniques et Industriels d'un Futur état fédéral d'Afrique Noire", le savant sénégalais Cheikh Anta Diop réserve une place prééminente au bassin du Congo appelé à devenir "la première région industrielle de l'Afrique", "le centre principal de l'industrie lourde". Il recense les atouts du Congo qui sont multiples et indéniables.

Il y a l'énergie hydraulique à partir du fleuve Congo, deuxième fleuve au monde par le volume de son débit (30.000 à 60.000 m3/s ; 650 milliards de kwh de réserves annuelles, équivalant à l'époque aux 2/3 de la production mondiale.

Il y a les ressources minières qui ont valu au pays l'épithète de "scandale géologique" : le cobalt (65% de la production mondiale), le chrome (1/3 de la production mondiale), le cuivre, le tantale, le cadmium, le vanadium, le manganèse, l'étain, le zinc, le plomb, l'argent, le diamant industriel, l'or, l'uranium (50% de la production mondiale avant l'indépendance), le wolfram, etc. Le coltan n'est pas cité parce qu'il n'était pas encore à la mode. 

Il y a la forêt vierge avec diverses essences.

Dans le plan d'industrialisation qu'il esquisse, Cheikh Anta Diop liait l'avenir industriel du continent africain au sort du Congo. Si l'on résolvait le problème du transport à longue distance de l'énergie électrique sous forme de tension continue, le bassin du Congo permettrait de ravitailler en électricité tout le continent. L'exploitation des ressources énergétiques permettrait de transformer les matières premières du continent et faire de l'Afrique Noire, selon ses propres termes, "un paradis terrestre".

Le Congo fabriquerait de l'acier et des aciers spéciaux à usage domestique ou stratégique. Il installerait une industrie électro-métallurgique pour traiter différents minerais. Il développerait des constructions aéronautiques et navales, des constructions d'automobiles et des machines agricoles, des industries variées du bois, des industries de pâte à papier, des colorants, des tissus artificiels, des matières plastiques.

Pour satisfaire les besoins du continent et exporter le surplus de production, Cheikh Anta Diop imaginait la multiplication des usines de pneumatiques, des usines de filature et de tissage, des huileries, des savonneries, des sucreries, des industries de chimie minérale et synthétique, des cimenteries.

L'agriculture n'était pas en reste. Le bassin du Congo était une région d'élevage de l'avenir en raison de ses prairies immenses, vertes en toutes saisons. La culture du riz, du coton et d'autres choses serait développée au Congo pour cesser de faire dépendre l'Afrique de l'extérieur en important d'Asie et d'Europe des produits indispensables à son existence. La pêche déboucherait sur l'industrie de conserves et l'industrie de frigorifiques et du froid.

Le tendon d'Achille de ce géant en devenir était en 1960 sa faiblesse démographique. La densité du bassin du Congo était de 2 à 3 habitants au km2. Aussi Cheikh Anta Diop plaidait-il pour "une politique d'hygiène et de développement systématique des naissances". Il ne fallait surtout pas recourir à une immigration massive d'étrangers. Tout au plus, admettait-il dans les premières années d'industrialisation, "un appel judicieux de la main-d'œuvre des territoires africains avoisinants".

A la même époque que Cheikh Anta Diop, et comme le savant sénégalais, Frantz Fanon, auteur de "Peau noire, Masque blanc", médecin martiniquais, naturalisé algérien, qui s'était engagé dans le F.L.N. pendant la guerre d'Algérie, et avait amené Jean-Paul Sartre à s'intéresser à la pensée politique de Lumumba, soulignait la position géostratégique du Congo : " L'Afrique a la forme d'un revolver dont la gâchette est au Congo". Cette citation réserve aussi une place prééminente au Congo. Malheureusement elle est souvent galvaudée, émasculée et banalisée.

Un quart de siècle après les indépendances africaines, Eden Kodjo a publié en 1985 un livre intitulé "Et demain l'Afrique". L'auteur plaide pour l'unification territoriale et politique de l'Afrique. Au fil des pages, il cherche un pays qui pourrait jouer le rôle de la Prusse en Allemagne au 19ème siècle. La Prusse s'est jouée de l'Angleterre pour établir l'unité allemande au travers de l'Union douanière ; elle a associé de grands États comme la Bavière, la Saxe, le Württemberg, les États de Thuringe.

Le pays que cherche Eden Kodjo devrait avoir, écrit-il, "une dimension d'États modernes". Il pose et retourne la même question : "Quel est l'État qui pourra assumer les fonctions de la Prusse des Africains ? Quel État jouera le rôle de catalyseur ?" (p.261). Un peu plus loin, il affirme encore : "Mais il faudra une Prusse africaine", "un pays africain qui accepte d'être le centre de l'union". (p.265).

Un autre moyen de réaliser l'unité continentale est de commencer à travailler par pôle fédérateur avec des États pilotes. En Afrique de l'Ouest, Eden Kodjo pointe le Nigéria à cause de son vaste espace et de sa population (100 millions d'habitants). En Afrique centrale, c'est le Zaïre (R.D.C.) à cause, dit-il, de sa richesse, de son immensité géographique, de sa position géostratégique exceptionnelle et de ses trente millions d'habitants (chiffre de 1985). En Afrique australe, il désigne l'Afrique du Sud sans l'apartheid. En Afrique orientale, c'est l'Éthiopie, et en Afrique du Nord l'Égypte ou l'Algérie.

L'historien franco-guinéen Ibrahima Baba Kaké a découvert le Congo tardivement. Il est co-auteur d'un livre publié à Paris chez Présence Africaine : "Le Conflit belgo-congolais". Impressionné favorablement après deux séjours au Congo, il a pastiché Alain Peyrefitte. L'ancien ministre du Général de Gaulle a écrit un livre titré "Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera". Kaké a écrit du géant assoupi : "Quand le Zaïre s'éveillera, le monde s'étonnera".

Face aux attentes des autres Africains, quelle est notre réponse à nous, Congolais ?

  • Les ambitions et les velléités de puissance pour un grand Congo

Dans le Manifeste de "Conscience Africaine" publié fin juin 1956 - le premier texte politique des Congolais - les rédacteurs soulignent leur conviction que "le Congo est appelé à devenir, au centre du continent africain, une grande nation". Sans doute les rares compatriotes qui avaient eu l’opportunité de sortir du pays et de se comparer aux autres Africains leur avaient-ils communiqué cette certitude.

Antoine-Roger Bolamba qui a effectué un voyage à Dakar en 1952 dans la délégation constituée pour représenter le Congo à l'Assemblée Mondiale de la Jeunesse témoigne que les Noirs qu'il avait rencontrés à ce congrès n'étaient pas, pour la plupart, plus doués que les Congolais. Il ne fallait pas se faire des complexes. Ils avaient simplement une grande expérience des débats ; ils défendaient des principes et tenaient mordicus à leurs convictions.

Seconde déclaration : le célèbre discours de Patrice Lumumba du 30 juin 1960. Le premier Premier ministre congolais affirme que les Congolais vont "faire du Congo le centre de rayonnement de l'Afrique tout entière"… ; il poursuit : "L'indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain". Cette idée d'un grand Congo pour libérer l'Afrique est une idée-force de Patrice Lumumba. Elle revient dans la plupart de ses discours pendant les deux mois où il est resté au pouvoir.

Dans un discours prononcé à Stanleyville le 19 juillet, une semaine après la proclamation de la sécession katangaise, il précise qu'il faut sauvegarder l'unité nationale, "car c'est cette unité qui fera du Congo une grande nation au centre de l’Afrique ; et le Congo va jouer demain un grand rôle pour libérer le reste de l'Afrique". Lumumba pensait à l'Algérie, à l'Angola, à l'Afrique du Sud, au Kenya, au Ruanda-Urundi. Le 22 juillet 1960, il déclare : "Nous voulons faire du Congo une grande nation libre"…"Nous allons construire un grand Congo, un Congo fort, pour libérer le reste de l'Afrique, pour libérer nos frères qui sont encore sous la domination étrangère".

Le 9 août, il affirme dans une conférence de presse : "Et le Congo avec ses richesses, ses potentialités, le Congo va devenir une grande nation, puissante, économiquement, politiquement". Le 25 août, il se montre pathétique à la Conférence panafricaine de Léopoldville : "Si le Congo meurt, toute l'Afrique bascule dans la nuit de la défaite et de la servitude".

En 67 jours de gouvernement, Lumumba n'a pas pu concrétiser ses vœux. Par contre, le Président Mobutu est resté trente et un ans et demi au pouvoir. Le Président Mobutu a pu faire illusion, mais le Zaïre de Mobutu n'est pas devenu pour autant une grande puissance.

Le Président Mobutu a fait illusion lorsque 1 Zaïre valait 2 dollars. Il a fait illusion lorsqu'il a envoyé les forces combattantes zaïroises sur de nombreux théâtres de combats : en Angola, au Rwanda, au Tchad, au Biafra. Ce n'était pas faire preuve de nationalisme que de céder une bonne portion du territoire national à une firme étrangère - l'OTRAG - qui pouvait y faire tout ce qu'elle voulait.

Le recours à la philosophie de l'authenticité a été présenté en 1971 comme l'affirmation de la personnalité africaine, la défense et l'illustration de la dignité africaine ; les peuples africains ont été appelés à assumer leurs valeurs culturelles ancestrales. Un colloque national sur l'authenticité a même été tenu en 1981 sous les auspices de l'Union des Ecrivains Zaïrois. Ce que l'Afrique a retenu de l'authenticité, c'est le rituel de l'animation pour accueillir les chefs d'État étrangers.

Mobutu a lancé en 1985 le projet de la Ligue des États Négro-Africains pour repenser l'unité du monde noir et concevoir la coopération entre tous les États membres afin de sortir du sous-développement. Mais la LENA est un projet mort-né, parce que son promoteur fut présenté comme le Plus Grand Commun Diviseur de l'Afrique.

La CEPGL que Mobutu présentait en 1976 à l'Afrique et au monde comme un modèle de coopération régionale devant consolider les relations de bon voisinage et contribuer à l'intégration économique a volé en éclats.

A ce jour, la République démocratique du Congo n'est pas encore devenue ce grand Congo dont rêvent certains de ses enfants. Jusqu'ici on s'est limité aux paroles, aux déclarations d'intention, aux vœux pieux. Pire, la R.D.C. suscite la commisération, la risée, le mépris. Le pays est pillé, endetté. Beaucoup de Congolais ne songent qu'à fuir leur pays pour aller vivre ailleurs, sous des cieux qu'ils espèrent plus cléments : en Angola, en Afrique du Sud, en Afrique de l'Ouest, en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Australie…Sur Internet, les Congolais sont qualifiés d'adeptes de la B.M.W. (Bier, Money, Wife – la Boisson, l'Argent mal acquis, la luxure avec les Femmes). Et le président ougandais Museveni aurait déclaré qu'il ne connaît qu'un seul général en R.D.C. : "le Général Defao" (qui est un musicien).

Quelles sont les conditions pour devenir une grande puissance

Certaines conditions sont déjà remplies.

  • Un vaste espace géographique.

Le territoire congolais d'une dimension de 2.345.410 km2 est un facteur de puissance. Il nous donne la dimension d'un sous-continent. La R.D.C. couvre toute l'Europe occidentale et vaut le 1/13 du continent africain. Nous devons toutefois l'aménager et veiller à ce qu'il ne soit pas balkanisé.

  • Une population abondante.

La population, estimée entre 45 et 60 millions d'habitants faute de recensement fiable (sic, 2005), ne fait pas encore de la R.D.Congo un pays surpeuplé. Ce n'est pas la place qui manque en R.D.C. Il faut toutefois veiller à bien répartir cette population dans l'espace géographique, à la nourrir, à l'instruire et l'éduquer, à développer sa qualification technique, à lui procurer des soins de santé et un habitat décent.

  • Les ressources naturelles.

Le qualificatif de "scandale" a été utilisé à ce propos : " scandale géologique", " scandale hydraulique", "scandale forestier". Mais nous devons nous persuader que ces ressources ne sont pas éternelles. Il faut savoir les gérer. Des pays de l'Amérique Latine qui attiraient l'Espagne au 16ème siècle et ont laissé au monde l'expression de El-dorado, "l'homme couvert d'or", n'ont plus que leurs yeux pour pleurer. Il faut savoir que nos matières premières minérales peuvent être délaissées pour des concentrations de minerais que l'on peut trouver dans la mer, comme le pétrole, ou dans l'Antarctique. Par ailleurs, les progrès de la science font que la chimie de synthèse crée de nouveaux produits et accélère l'obsolescence de certaines autres matières.

En revanche, il faut changer de mentalités. Ceci ne doit pas être un simple slogan. Il faut s'inspirer de l'exemple de l'Allemagne et du Japon, les vaincus d'hier qui sont revenus aux premiers loges. Il faut s'inspirer de l'exemple des pays asiatiques, appelés "les Dragons". Il faut acquérir la ténacité dans le travail, la persévérance dans l'effort, l'esprit de sacrifice, le sens du devoir, de l'organisation de l'État, le souci du labeur bien fait. Il faut proscrire le gain facile, "la coop" ou corruption, le clientélisme et le népotisme.

Ceci vaut tout aussi bien pour les élites dirigeantes que pour le peuple, la masse. La volonté politique est absolument indispensable. La R.D.C. a besoin d'un leadership responsable, clairvoyant, lucide, visionnaire, détaché des étreintes ethniques et égoïstes, qui ait conscience des enjeux et engage le pays dans le processus de redressement.

Ce n'est pas normal que nous soyons là à recevoir des leçons de tout le monde, même de ceux qui, dans leur for intérieur, n'ont pas intérêt à ce que nous nous en sortions. Nous sommes l'un des rares pays au monde où les querelles de ménage sont réglées sur la place publique par des voisins. Nous nous entre-déchirons pour des intérêts partisans. Nous ne connaissons pas l'art de résoudre nos propres contradictions. Comment pourrions-nous forcer le respect ?

Le peuple de son côté doit faire preuve de discipline, et proscrire les tendances au nihilisme : "ebeba, ebeba", la casse et le pillage.

Des actions doivent être menées dans trois directions :

- l'armée : il faut absolument avoir une armée disciplinée, aguerrie pour dissuader les éventuels ennemis. L'idée d'un service civique pour la jeunesse, bien étudiée, est de nature à développer et consolider le sentiment national. Qui aurait cru en 1960 que les Angolais qui venaient trouver refuge chez nous deviendraient la grande force et l'arbitre qu'ils constituent aujourd'hui en Afrique centrale ?

- la diplomatie : "la guerre diplomatique" est à l'origine de la constitution de l'E.I.C. Le déficit diplomatique a été à la base de la déconfiture de la R.D.C. en 1998. Nous soutenons l'idée de l'ouverture d'une École Diplomatique pour former et recycler nos diplomates.

- la diaspora : au plus fort de la crise, alors que les différentes coopérations nous avaient abandonné à notre triste sort, ce sont les apports de la diaspora congolaise qui ont permis à beaucoup de familles congolaises de maintenir la tête au-dessus de l'eau, et de ne pas couler. Pourquoi ne pas instituer un Vice-Ministère, ou un secrétariat d'État chargé de la diaspora qui recenserait nos compatriotes qui se sont expatriés, et maintiendrait les liens avec eux ? Plusieurs projets pourraient bénéficier de leurs contributions. Les autorités auraient la tâche de les suivre pour les défendre afin de ne plus vivre certaines situations vécues dans certains pays.

Le mot de la fin

Notre place dans le monde de demain, en d'autres mots le destin international de la République démocratique du Congo, "notre beau et cher pays", sera ce que nous, Congolais, voulons réellement qu'il soit. Continuerons-nous à nous limiter aux vœux pieux, aux slogans ? Ou franchirons-nous le cap des actes ? Mais il n'y a pas de temps à perdre. Des vautours qui continuent de planifier et de programmer la partition de notre pays guettent. Pensons à l'histoire des Peaux-Rouges. Ils étaient assis - sans le savoir - sur des puits de pétrole, et ne les exploitaient pas. Ils ont été délogés lorsqu' ils ne pouvaient pas être exterminés ; et ils ont été parqués dans des réserves.

On a parlé du "miracle japonais", du "miracle allemand", du "défi américain". Jusqu'ici on n'a parlé que du "mal zaïrois". Mais le "miracle congolais" est aussi à notre portée, à condition que nous le voulions vraiment. Nous n'aurons plus à envier les uns et les autres. Cheikh Anta Diop n'a-t-il pas parlé d'un paradis terrestre au Congo ?

Lançons nos routes de part en part, du nord au sud et de l'est à l'ouest de notre sous-continent de pays ; modernisons notre agriculture, électrifions notre pays, industrialisons-le, équipons-le en moyens de communication, soignons nos ressources humaines en veillant à la santé, à l'éducation et à la recherche, et nous aurons accompli "le miracle congolais".

Mais au préalable, nous devons sortir de notre torpeur et changer de mentalités. Nous devons abandonner toutes les antivaleurs, et acquérir une mentalité de développement. Congolais, dressons nos fronts longtemps courbés comme nous y invite notre hymne national afin de reconstruire notre pays meurtri, et occuper la place qui nous est prédestinée ».

 

 

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