8 janvier 1996 : les 300 victimes oubliées du marché «Type K»
Lundi 8 Janvier 1996. Un mauvais lundi comme tous les lundis. Gueule de bois. Re-retour au point mort de la semaine. 28 ans après la tragédie, je continue, comme un rituel, à prêter ma plume et ma voix de témoin compatissant, afin de traduire maladroitement en français la douleur indicible de Moseka, ma voisine, orpheline d’une des mamas- maraîchères et victimes fatales du crach de l’avion ANTONOV .
Voici le récit de Moseka dans les limites de sa traduction… ( mais serais-je capable de traduite la densité des émotions de la pauvre orpheline avec mes mots dépouillés…) :
« … Lundi 8 janvier 1996. Un mauvais lundi pour ma mère, et pour toutes les mamas-maraîchères. Lundi d’épreuves : inflation de la monnaie « Zaïre » dollarisée, instable. Des marchandises invendues, mal vendues. Le bruit court que les routes de Bandundu et du Bas-Zaïre sont endommagées à cause des pluies diluviennes qui s’y sont abattues sans répit pendant tout le week-end. Les fruits, les légumes et le petit gibier stockés pour la vente sont arrivés au Marché TYPE K en piteux état. Mais, les mamas-maraîchères sont là, debout depuis l’aube. Et sans rechigner. Et toujours avec les mêmes gestes mécaniques d’aménagement des étalages, de nettoyage des marchandises. Pêle-mêle, ces marchandises : fruits toutes saisons beaucoup trop mûrs, légumes en partie rabougris, du petit gibier quelque peu défraîchi …
8 janvier 1996. Une mauvaise prémonition. . Soudain un coup de tonnerre sans préavis, dans un ciel pourtant clair et serein. Puis aussitôt après, le début d’un film d’horreur : un avion ANTONOV zigzagant au ciel suite à un décollage périlleux, comme en tangage. Une partie de la foule de la foule paniquée a commencé à fuir pour chercher quelqu’abri dans le complexe Type K, temple multifestif de l’artiste Tabu Ley, en périphérie du marché ; je suis parmi ces fuyards. En vain j’ai cherché à arracher maman de ses étalages, de son patrimoine vital. Têtue, elle semblait seule à ne pas sentir et voir le film macabre au-dessus de nos têtes.
Cet épisode -là de ma mère abandonnée par moi, parce que gardienne de son patrimoine, cet épisode-là restera à jamais mon calvaire, le cauchemar de ma vie…
8 janvier 1996. L’avion fou négocie à perte une descente en vrille . Cris des marchandes et des clients. Au secours ! Au secours ! Mais, trop tard ! Où fuir dans ce marché archicomble ? trop tard ! la masse des ferrailles s’est écrasée sur les mamas-maraîchères, sur les innombrables clients. Vacarme infernal. Débandade. Sauve-qui-peut. Puis, immense, immense explosion et immense, immense incendie. Corps déchiquetés au milieu des mares de sang et d’essence boueuse éparpillées. J’ai quitté précipitamment mon abri et court, affolée, vers la tragédie, du côté de l’étal de ma mère. Odeur étouffante de viande grillée.
8 janvier 1996. Ce jour-là, Mon Dieu, j’ai vu l’enfer de mes propres yeux ; je l’ai senti dans ma propre chair. Je reconnais, ô à peine ! le pagne de maman, et son bracelet sur une main ballante. Je m’écroule à corps perdu sur les restes de maman, couverte de sang des victimes, du cendre de l’incendie et de l’essence boueuse.
Trop tard ! Trop tard, l’arrivée des forces de l’ordre désemparées. Trop tard, l’irruption des secouristes de la Croix-Rouge perdus et éperdus. Trop tard les pleurs stridents des parents survivants, éplorés.
8 janvier … 2024. Aujourd’hui. Comme chaque année, depuis vingt-huit ans, je suis en pèlerinage sur les lieux de la tragédie. Méconnaissables. Je me sens terriblement seule, vraiment seule, au milieu des vestiges balayés, effacés exprès par les hommes d’affaires. A la place des vestiges du drame : des monstres d’immeubles insolents ont surgi, comme construits dans une précipitation suspecte…. Ces immeubles, ces « éléphants blancs », ont ratiboisé et effacé à jamais les tombes d’infortune des 300 victimes doublement ensevelies.
8 Janvier 2024. Un pèlerinage solitaire douloureux, au milieu des bruits du marché et des odeurs mélangées, aigres- poivres. Mon pèlerinage est ce qui me reste comme travail de deuil. A défaut de toute consolation, de toute compassion, de toute réparation officielle ( ni matérielle ni morale).
Puis, soudain, le vertige, le film d’il y a vingt-huit ans. Et la sensation fantomale de l’ombre de maman…
8 janvier 2024. 28ème anniversaire. 28ème pèlerinage. J’y serai encore en 2025, Inh’Allah ! Et en 2026, et en 2036. Peut-être même un lundi, le mauvais jour…»
YOKA Lye (Pour la traduction littéraire du témoignage de MOSEKA, l’orpheline)