Les stratégies de désinformation en Afrique : qui les pratique ? Dans quel but ?
(Par Christian Gambotti, Président du Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain)
CHRISTIAN GAMBOTTI
Agrégé de l’Université –Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) - Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact :
L'Afrique sous la menace des guerres informationnelles
Devenue un formidable enjeu géopolitique, au cœur de l’affrontement qui se dessine entre le « Sud global » et l’ « Occident collectif », l’Afrique est désormais la cible privilégiée des stratégies de désinformation. Des systèmes de manipulation, savamment orchestrés à travers la multitude des canaux de désinformation, visent à façonner les opinions publiques et influencer les jeunes générations et les dirigeants. Le but est d’interférer dans les processus électoraux, discréditer un adversaire politique ou l’Occident, préparer les esprits à une passation forcée du pouvoir. Cette stratégie a parfaitement réussi dans la bande sahélienne avec la succession des coups d’Etat militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Cette guerre informationnelle, qui multiplie les « fake news » et les « récits mensongers », prend, ensuite, dans les territoires conquis, la forme habituelle de la propagande afin de promouvoir une hypothétique guerre patriotique contre un ennemi (le terrorisme ou l’Occident), un modèle de développement, une architecture sécuritaire et un système de valeurs. Les guerres informationnelles sont une manière de s’emparer d’un pays, d’un continent, sans faire la guerre.
La forte instabilité politique, l’impuissance des gouvernements civils dans la lutte contre le terrorisme, l’extrême pauvreté et la corruption, la multiplication des causes de conflictualité (affrontements ethniques, guerres civiles, guerres de prédation) qui font de l’Afrique un théâtre de guerre permanent, des opinions publiques faciles à manipuler, une rue africaine et des jeunes générations qui ont le sentiment que la décolonisation n’est pas achevée et qui sont dans l’attente d’un profond changement, tout cela fait que l’Afrique, du Niger au Soudan, de l'Afrique du Sud à la Côte d'Ivoire, est devenue le théâtre privilégié des guerres de l’information perpétrées par des acteurs internes ou des agents étrangers. La multiplication des moyens de diffusion et de partage de contenu, grâce essentiellement à internet et aux réseaux sociaux, permet de toucher un nombre important d’Africains.
Pourquoi le Mali et l’Afrique francophone ? Pourquoi Moscou ?
L’ampleur de la désinformation est toujours liée à l’instabilité politique, la faiblesse des Etats, la fracture entre les élites au pouvoir et la population, l’insuffisance de l’aide au développement. Le Mali coche toutes les cases de l’instabilité politique avec une hostilité palpable à l’égard de la France dans certaines couches de la population. Le terrain est propice à la prolifération de fausses informations.
Avant de connaître deux coups d’Etats militaires successifs, le Mali va être la cible privilégiée des campagnes de désinformation orchestrées par Wagner. Les regards se tournent vers Moscou. Pourquoi Moscou ? L’amitié entre la Russie et l’Afrique a toujours existé et Moscou réactive aujourd’hui les liens tissés autrefois par l’URSS, pendant la « Guerre froide », avec les mouvements de libération en lutte contre la colonisation.
Pour Caroline Roussy, directrice de recherche à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Afrique : « Des liens avaient (…) été noués dans les années 1960 avec des pays comme le Mali de Modibo Keïta. A l’époque, l’ambassade soviétique de Bamako était du reste la plus importante de toutes les ambassades. Les liens ne sont jamais totalement distendus et certains étudiants ont pu poursuivre leurs études en URSS. » On ne compte pluss le nombre de dirigeants qui ont fait une partie de leur formation ou études dans l'ancienne Union soviétique ou, plus récemment, en Russie : Assimi Goïta, le chef des militaires putschistes et président du Mali, les colonels Malick Diaw et Sadio Camara, deux membres influents de la junte, l’ancien Premier ministre, Choguel Maïga, ce qui, évidemment, crée des liens idéologiques.
Mais, le prisme de la formation n’est pas le seul critère qui permet d’expliquer la rupture des autorités maliennes avec la France et le choix de Moscou. Assimi Goïta a suivi des formations en Allemagne, aux Etats-Unis, en France. Caroline Roussy propose une analyse, que je partage et qui doit faire réfléchir la France et les pays occidentaux : « Le ressentiment anti-français (…) est une réalité en Afrique francophone à laquelle s’arriment des luttes politiques pour recouvrer, selon les cas, une souveraineté monétaire ou sécuritaire. Il y a (…) une histoire encore trop jonchée d’opacité (la Françafrique est-elle réellement à considérer au passé ? qui nuisent à l’image de la France.
La Russie n’a qu’à exploiter la faille. » C’est une Russie très opportuniste qui avance ses pions aujourd’hui en Afrique en réactivant le sentiment anticolonial. L’ambition de la Russie double : offrir à l’Afrique un modèle de développement et une architecture sécuritaire alternatifs 2) chasser les occidentaux et s’emparer du continent pour faire des pays africains des alliés idéologisés dans la guerre ouverte par Moscou contre l’Occident.
Les outils de la désinformation
Les stratégies de désinformation s’appuient sur de nombreux outils parmi lesquels les faux comptes sur les réseaux sociaux et les faux médias. Dans tous les cas, il s’agit d’ingérence dans la vie politique d’un pays et/ou dans les processus électoraux. Il convient cependant de distinguer les sociétés commerciales, comme « Uréputation » appartenant à un homme d’affaires franco-tunisien, et les nébuleuses politiques, comme l’ex-Wagner d’Evguéni Prigojine.
Les sociétés commerciales sont des agences de « cyberinfluence » qui vendent un service sans arrière-pensée politique ou idéologique ; elles sont uniquement motivées par le gain financier. L’agence « Uréputation » a été choisie par un parti politique ivoirien pour peser sur le processus électoral et soutenir son candidat, contre Alassane Ouattara, lors de l’élection président. « Uréputation » accepte d’aller plus loin qu’une simple agence de communication, elle construit des récitatifs mensongers et n’hésite pas à diffuser des « fake news ».
Les milices privées comme la nébuleuse Wagner sont des machines de guerre qui mènent une action subversive pour le compte d’une puissance étrangère. Au Mali, Prigojine et Wagner ont mené une opération politique validée et accompagnée par les services secrets russes, ce que le Kremlin a longtemps refusé de reconnaître. La méthode repose sur la diffusion de « fake news » et la production de « récits mensongers », afin de discréditer l’Occident.
Wagner a créé les « fermes à trolls », multiplier les faux comptes sur les réseaux sociaux, financer ou créer des médias locaux (journaux, radios, chaînes de télévision), recruter des journalistes et des influenceurs rémunérés par la nébuleuse Wagner, organiser des manifestations, avec des manifestants, là-aussi rémunérés, devant les ambassades des pays occidentaux, produit des jeux vidéo, diffusé de faux reportages, etc. Wagner, avec l’effet amplificateur d’internet et des réseaux sociaux, a porté la guerre informationnelle au stade de l’industrialisation.
Aujourd’hui, les populations, de plus en plus, et les jeunes générations africaines, quasi exclusivement, s’informent sur internet et les réseaux sociaux. La téléphonie mobile permet aux Africains d’être connectés à internet et devenir très actifs sur les plateformes des médias sociaux. On constate que l’Afrique subit une véritable prolifération de campagnes de désinformation sur les supports de communication digitalisés, Politiciens peu scrupuleux et assoiffés de pouvoir, activistes et influenceurs recrutés par des puissances étrangères, Etats-voyous, tous utilisent les réseaux sociaux pour une diffusion massive de « fake news ».
Avec 189 campagnes de désinformation recensées aujourd’hui, soit quatre fois plus qu’en 2022, et 39 pays africains ciblés, la prolifération des « fake news » et des « récits mensongers » représente un grave danger pour la démocratie en Afrique. Par leur ampleur et leur caractère intentionnel, les « fake news » visent toujours à manipuler l’environnement de l’information à des fins politiques.
Quels sont les chefs d’orchestre de ces campagnes massives de désinformation et dans quel but sont-elles organisées ? La réponse se trouve dans la construction d’un nouvel ordre mondial qui risque de voir l’Afrique porter à nouveau le lourd fardeau de l’Histoire en étant le jouet des puissances étrangères.
La RDC, fragilisée par les campagnes de désinformation
L’instabilité politique et l’insécurité aux frontières favorisent la prolifération des « fake news », des récits mensongers et des images truquées en RDC. Deux membres du Centre de Recherche en Sciences de l’Information et de la Communication, le Professeur Pierre N’Sana et Patient Ligodi, journaliste et patron du groupe Next Corp, proposent une analyse complète de ce phénomène dans une étude intitulée « L’écosystème de la désinformation en République Démocratique du Congo : facteurs, acteurs et pratique ».
L’étude porte sur la période de la campagne électorale de 2023. L’analyse de 155 groupes WhatsApp, l’une des plus grandes plateformes de conversation entre les individus, montre la gravité du phénomène de désinformation. Il est impossible, pour le commun des mortels, de s’y retrouver dans un « océan de désinformation », selon Patient Ligodi. Bien entendu, il est nécessaire de lutter contre la désinformation et les auteurs font des propositions pour promouvoir l’information sur l’information, afin de vérifier sa crédibilité, et sensibiliser le consommateur d’information aux dangers de la désinformation, notamment pour la démocratie.
C’est oublier que les stratégies de désinformation sont intentionnelles et qu’elles s’inscrivent dans une stratégie de guerre menée par des officines productrices de désinformation pour le compte d’un parti politique, une puissance étrangère ou un Etat-voyou. Le phénomène de désinformation sature internet et les réseaux sociaux et il se répand à une vitesse et une ampleur telles qu’il est difficile de distinguer le vrai du faux. Dans l’Est de la RDC, des provinces sont en proie à une forte insécurité depuis trois décennies.
Dans la région de Béni, Milan Kayenga, président de la Mutuelle de journalistes de Beni et journaliste à la Radio Moto, analyse ainsi la situation : « Nous sommes dans une zone opérationnelle, en situation de guerre depuis plus d’une décennie. Nous avons constaté qu’il y a une montée en flèche des nouvelles technologies de l’information et de la communication ; et cela a généré l’accroissement de la désinformation qui contribue à la persistance de la guerre. » Josiah Obat, chef de Bureau de la MONUSCO/Beni, fait le constat suivant : « actuellement, il est difficile pour la population de démêler le vrai du faux. Cette confusion entrave parfois l'accès de la MONUSCO, la privant ainsi de sa capacité d'intervention lorsque des informations peu fiables ont déjà circulé. »
Le président de la Mutuelle des journalistes de Beni, Milan Kayenga, demande aux journalistes de « contribuer à leur niveau à la lutte contre la désinformation dans la région, afin de préserver des vies humaines. La désinformation est un poison qui distille de fausses informations, notamment en accusant à tort les militaires ou la police de tuer des civils. En mettant fin à cette désinformation, on peut sauver des vies humaines et restaurer la paix dans la région. »
Il semble de plus en plus difficile de lutter contre la désinformation. Internet et les réseaux sociaux ont changé la donne en matière d’information. La consommation de l’information a été totalement transformée par le numérique, comme est transformée aujourd’hui par l’Intelligence Artificielle (IA) qui permet de créer de fausses images et de faux discours. Est-il possible de s’informer objectivement à l’ère du numérique ? Les opinions publiques sont prises au piège de l’instantanéité d’une information impossible à vérifier.
Le « entendu ou lu sur les réseaux sociaux » tient alors lieu d’information crédible. Avec plus de 1,5 milliard de publications mensongères diffusées chaque jour sur les plateformes numériques, la désinformation constitue, à l’échelle de la planète, une menace pour la démocratie et la paix. Que peuvent les Etats et les journalistes face à des producteurs de désinformation qui occupent des espaces de pouvoir politique, économique et culturel ?
La désinformation façonne immédiatement l’imaginaire politique des populations en situation d’extrême insécurité. C’est le cas dans l’Est de la RDC.